Nous ne limitons pas ce souhait au niveau verbal; nous le matérialisons par une forme concrète. Ainsi s'est répandu le minhag, la coutume, de tremper le motsie, le morceau de pain du kidouch du soir, dans le miel au lieu du sel coutumier. Certains trempent le pain dans le miel à tous les repas de la fête et d'autres prolongent ce geste jusqu'à Hocha'ana Rabba, le jour, qui deux semaines plus tard, clôture et scelle définitivement le jugement de Roch Hachana.
Le geste ne manque pas d'éloquence: le pain est la nourriture principale de l'homme; que ce nous soit donné, de nous le procurer avec douceur! Mais, au delà du folklore, quelle est l'origine de cette coutume? Possède-t-elle réellement une valeur intrinsèque ou se limiterait-elle au niveau poétique et symbolique?
Le Talmud affirme le bien fondé de cette habitude :
Amar Rabba, hachta de'amrénan simana milta hou, yehé adam raguil lé'éhol be'Roch Hachana rouvia, carti, silka, tamré, kra, oukeché'yohal rouvia yomar: yehi ratson chéyirbou zehou'yoténou, karti,-yihretou sonénou, silka-yistalekou soné'nou, tamré-yitamou sone'énou, kra-yikra gezar dinénou veyikre'ou zehou'yoténou.Nous lisons ce passage de la façon suivante: Roch Hachana, le jour du jugement, est avant tout un jour de supplications. Après la prière intense du soir, l'homme retourne dans son foyer pour partager le repas avec les siens. Il le faut, puisque Roch Hachana est un jour de fête, on est tenu d'y faire une se'ouda, un repas de fête. Mais, à quelle distance se trouve-t-on alors de la spiritualité de la prière qui caractérise ce jour? Quel fossé sépare la puissance céleste de la synagogue, de la réalité terrestre de la nourriture!
Raba enseigne: puisqu'on a établi qu'un simane, un signe, a réellement un pouvoir et une signification, il convient à Roch Hachana de manger des grains de sésame (rouvia), du poireau (karti), des betteraves (silka), des dattes (tamré) et de la courge (kera). Et lorsqu'on mange le poireau on dit : que ce soit Ton désir, à Toi Eternel, que nos ennemis périssent (le simane, le signe provenant de la similitude phonétique entre les mots carti-sésame et yikaretou- qu'ils périssent), avec les grains de sésame (rouvia -beaucoup) on dit que nos mérites se multiplent, avec la betterave (salké) on dit que nos ennemis soient écartés (yistalekou), avec les dattes (temarim) que nos ennemis soient éliminés (yitamou) et avec la courge (kra), que le mauvais décret soit déchiré (kra) et aussi que nos mérites soient évoqués (likro). [ Horayot 12a ]
Quelles sont nos préoccupations à l'heure du repas? A savoir si la viande est cuite à point et les légumes justement épicées Aurait-on donc vraiment oublié qu'il s'agit du jour du jugement où tous les êtres passent devant l'Eternel, tels les moutons que compte le berger? Roch Hachana est bien un jour où il conviendrait ne pas perdre un seul instant!
Et voilà, -la réponse- c'est que notre table aussi s'est transformée en lieu de prière. Telle est en effet la force de cette journée à savoir que même à domicile, autour du manger on ne parvient pas à se détacher du caractère redoutable de ce jour. Chaque geste devient une prière, chaque acte, oui, chaque bouchée, se transforme en demande et en supplication. Telle est l'emprise de ce jour, que l'association d'idée immédiate que nous suscite le poisson, est d'invoquer la beraha, la bénédiction de reproduction dont cet animal est béni. Chaque mets présenté devant nous, évoque automatiquement la formule d'une bénédiction. Nous sommes tant immergés dans la nature de ce jour qu'en entendant le mot carti, (poireau) nous l'associons tout naturellement à une beraha: yekaretou sone'énou, que nos ennemis périssent… Rouvia, (grains de sésame) ché'yirbou zehouo'ténou, que nos mérites se multiplent. Roch, la tête du mouton, ou à défaut d'un poisson, que nous soyons en tête et pas en queue…
Voilà que nous avons amené la synagogue même, avec nous dans notre maison.
Le Sefat Emet propose le commentaire suivant:
A Roch Hachana, l'essentiel de la prière est de donner l'expansion à la Majesté Céleste et l'essentiel de la tefila consiste en ce que nous demandons: que Ton Nom soit sanctifié etc. Règne sur tout le monde etc.(textes de la prière) Quant aux choses matérielles et terrestres nous les demandons seulement, subtilement, à travers des allusions (à l'heure du repas).
Voici donc ce qui convient lorsque on est conscient de la nature profonde de ce jour. Dans la tefila, dans la prière nous nous centrons sur le principal de ce jour: la Royauté divine, et aussi, selon d'autres commentaires, notre survie qui est l'enjeu du jour du jugement. Les petits “à cotés” nous sommes presque gênés de les relever et nous les évoquons plus délicatement, sans les expliciter par le biais du langage symbolique.
Une dernière réflexion: figurez-vous que cette année-ci D. vous accorde pour de bon tout ce que vous désirez. Cette fois-ci Il répond à tous vos souhaits. Et voilà donc que vous vous retrouvez du jour au lendemain milliardaire; avec la villa au Balléares, la Mercédes, l'avion privé et la chaîne Hi-fi ultra sophistiquée, sans oublier le manteau de fourrure et le collier perles véritables, de Madame…
Seriez-vous enfin heureux, content du sort que D. vous a accordé?
Cela me parait tout sauf évident. On peut bien se trouver dans l'embarras, de voir réaliser toutes ses rêveries fantastiques. A vrai dire, au plus profond de nous, on ne voudra certainement pas que D. réponde à toutes nos illusions. Qu'il nous accorde seulement ce qui importe réellement. C'est pourquoi dans la tefila nous disons simplement: chema kolénou, écoute notre voix, sans répéter et détailler nos multiples petits souhaits.
Le miel provient de l'abeille et celle-ci le défend farouchement. Depuis l'aube de l'histoire jusqu'à nos jour l'industrie du miel est une des rares à ne pas avoir subi des changements de méthodes. Pour obtenir la délicatesse, si recherchée, il faut prendre toutes sortes de précautions, si l'on veut sortir indemne de cette aventure.
La chose la plus douce dans le monde est certainement que les actes soient bénis de résultats féconds; la bénédiction de notre main d'œuvre. La plus grande satisfaction ne provient pas des choses qu'on a reçues gratuitement mais justement de celles pour lesquelles on a peiné. C'est là qu'on trouve le miel.
Ce qu'on demande réellement à D. c'est que nos efforts ne soient pas vains. Que notre investissement dans la vie porte des fruits car rien n'est pire pour l'homme que la découverte que ses actes, voire sa vie, seraient stériles.
Peu de choses s'avèrent aussi humiliantes que la révélation que notre travail est resté sans résultats, vain et sans sens; une peine inutile, absolument pour rien.
Pensons à tous ces gens qui vers la fin de leur vie se posent des questions : et tout ça, à quoi ça a servi? C'est cela le jugement.
Que D. fasse descendre la beraha sur nos actes. Qu'Il nous aide à découvrir les véritables actes valables, qu'Il les bénisse et qu'Il fasse goûter à son peuple une année parfumée à la douceur du miel, amen.
Rav YITSHAK JESSURUN