Dr Gilbert Chouraqui
médecin généraliste à Marseille
La "faute du veau d'or" constitue un des éléments les
plus marquants de notre paracha. Cette faute, commise par un peuple
arrivé au plus haut niveau de spiritualité et ayant bénéficié
d'une profusion de miracles, ne manque pas d'étonner et de nous
interpeller. Peut-on décemment concevoir qu'un peuple, gratifié
en permanence de la bienveillance Divine, témoin de tant de manifestations
de la puissance du Créateur, puisse dans un moment d'égarement
se rabaisser à ériger une idole et à l'adorer !
La réponse au problème soulevé passe par l'examen
d'une question fondamentale qui constituera le fil directeur destiné
à nous mener à la signification réelle de la faute
: comment l'homme, destiné à évoluer dans le monde
de la création, conçoit sa confrontation avec la nature et
perçoit, derrière celle-ci, la présence de son Créateur
?
Le Rav Dessler, dans son célèbre ouvrage le Miktav
mé-Eliahou, répertorie les différentes manières,
pour l'homme, de se situer au sein de la nature. L'homme, dont il est question
ici, est celui qui accepte l'existence de D. et refuse de penser qu'il
s'est retiré de Son monde pour le livrer aux forces naturelles.
Certains convaincus que la nature n'est là que pour être
dominée considère qu'il leur incombe de développer
le maximum d'énergie et d'efforts pour la domestiquer. Rien n'est
laissé au hasard pour exploiter les potentialités octroyées
par D. à l'homme. Mais le danger de cette attitude est que les succès
viennent masquer la présence Divine et leur apparaissent alors comme
le fruit logique et exclusif de leurs efforts.
C'est vrai que D. reste un partenaire reconnu dans l'économie
du monde mais les prières qui lui sont adressées sont surtout
là pour pallier aux déficiences et éviter les impondérables.
On reconnaît donc aux lois naturelles un certain degré d'autonomie.
La seconde catégorie rassemble les êtres qui ont déjà
pris conscience que la nature n'est qu'un instrument entre les "mains"
du Créateur, entièrement dirigée par Lui. Si le monde
se résume pour certains à l'image d'un parchemin parcouru
par une plume qui y trace son message, les êtres de cette catégorie
élargissent leur vision et parviennent à percevoir derrière
la plume Celui qui a réalisé la manipulation.
D'autres arrivent encore à dépasser ce niveau et considèrent
que la plume, dans la parabole, bien que manipulée et maîtrisée
par l'écrivain n'en reste pas moins nécessaire et indispensable
à son action.
Ce n'est pas le cas du monde crée par D.. Les forces de la nature
n'ont pas ici de réelle existence et ne constituent en aucune manière
l'intermédiaire indispensable à Celui-ci pour diriger le
monde. D. n'a fondamentalement besoin d'aucun outil pour exercer Sa volonté...
Nous mentionnerons, pour finir, le niveau le plus élevé,
réservé aux rares êtres capables de considérer
les forces naturelles selon l'angle de l'absolu.
Le but de la Création étant la sanctification du nom
Divin, la nature, capable par présence d'obscurcir l'éclat
de la gloire Divine, s'oppose dans son essence même au sens de la
Création.
Examinons maintenant l'opinion de nos sages à propos du "veau
d'or"
Il parait évident pour tous que la faute commise n'a aucun rapport
avec l'idolâtrie proprement dite, sauf pour une infime minorité
du peuple, ceux qui subissant l'influence du "grand ramassis" EREV RAV
(partie du peuple égyptien sortie d'Égypte avec les Bné
Israel par rejet de l'idolâtrie) ont déclaré avec eux
: "voici tes dieux O Israèl...". Les enfants d'Israèl n'ont
jamais vraiment voulu confectionner une idole pour lui conférer
une puissance autonome et en faire l'objet d'un culte. (le niveau de cette
régression est diversement apprécié par nos sages)
Ils voulaient, tout au plus, se créer un "autre Moche", une
entité concrète capable de leur montrer le chemin,
de les guider spirituellement jusqu'à la Terre Sainte, leur demande
relevant donc d'une véritable recherche de D.
En fait la disparition supposée de Moche Rabbénou, par
lequel transitait la présence Divine, a plongé les Bné
Israèl dans un profond désarroi.
Ils ont senti qu'ils allaient être privés de l'aide Divine
qui leur parvenait par l'intermédiaire de Moche et que son absence
allait les précipiter vers une chute spirituelle profonde et inexorable.
C'est ici que se situe la faute : le peuple a préféré
régresser à un niveau inférieur à celui
qui était le sien auparavant. Habitué à percevoir
la présence de D. dans la multitude de miracles qui ont jalonné
leur sortie d'Égypte, il n'aurait pas dû tenter de maintenir
une relation avec le Créateur au travers d'un symbole tangible des
pouvoirs de la nature.
Ibn Ezra considère que les Bné Israèl ont voulu
regresser à un mode de vie plus nature, mais sans perdre
de vue que D. manifeste sa présence au travers de la nature : Moche,
de même que son objet de substitution, le "veau d'or", restant perçu
un instrument, un intermédiaire entre eux mêmes et
leur Créateur.
Nahmanide confère à la régression du peuple une
dimension minimale : l'engagement dans les activités naturelles
reste accompagné de la perception lucide que la volonté Divine
se suffit à elle même et pourrait bien se passer des causes
naturelles. Le veau n'était pas là pour constituer un intermédiaire
mais pour jouer le rôle de support visuel au Service Divin.
Avec d'autres commentateurs, le "veau d'or" tend à perdre beaucoup
de sa spécificité et l'accent est mis sur la disposition
d'esprit des Bné Israèl, sur leur initiative : c'est
en elle que se trouve la faute véritable.
Désireux de maintenir le lien étroit avec leur Créateur,
ceux-ci voulurent combler la disparition de Moche au moyen d'une forme
capable de contenir la présence Divine. Un procédé
similaire allait être utilisé par D. lui même, peu de
temps après, par l'ordre qui leur fut donné de construire
un sanctuaire, où Il pourrait résider, sanctuaire qui devait
abriter en son sein... deux "chérubins" d'or ! La vision du Char
Céleste avec la représentation du taureau, a même facilité
et orienté leur erreur.
La faute réside dans le fait d'avoir cessé des recherches
de référence, des preuves pouvant légitimer leur action.
Ils on voulu accéder à un certain degré d'autonomie
s'octroyant le droit de créer leur propre système sans prendre
la peine de vérifier la validité de leur demande. Or, Aaron
et Hour avaient été parallèlement désignés
par Moche pour jouer ce rôle de vecteurs fidèles de la volonté
Divine. L'obstacle qu'ils construisaient fut contourné et balayé
par le peuple.
Cette volonté d'indépendance intellectuelle pouvait trouver
sa réparation dans une mitsva, la Para Adouma, qui, par son
caractère irrationnel et illogique, pourrait s'imposer aux Bné
Israèl, les contraindre à une soumission totale et absolue
à D.