PARCHAT VAYETSE

LA PUDEUR DE YA'AKOV

M. Michaël Halimi
Collel Ohr Yéhouda, Strasbourg

Après s'être enfui de chez ses parents pour ne pas subir la vengeance d'Essav, Ya'acov arrive chez Lavan, frère de sa mère Rivka, chcz lequel il travaillera 14 ans pour ses femmes Léa et Ra'hel et 6 ans pour son salaire personnel. Au terme de ces 20 années, Hachem s'adresse à lui en ces termes :.

Et Hachem dit à Ya'akov ; "retourne sur la terre de tes pères ta terre natale et je serai avec toi". Alors Ya'acov envoya appeler Ra'hel et Léa... et leur dit : "Je vois que votre père ne se comporte plus avec moi comme avant ... vous savez que je l'ai servi de toutes mes forces. Tandis que votre pére s'est moqué de moi et 100 fois (Rachi) a changé mon salaire mais Hachem ne l'a pas laissé me nuire... Et l'ange d'Hachem m'a dit : "maintenant lève toi, sors de ce pays et retourne..." Ra'hel et Léa lui ont répondu : "avons-nous encore une part et un héritage dans la maison de notre père? Ne nous a-t-il pas considérées comme des étrangères puisqu'il nous a vendues et a dilapidé nos biens... et maintenant tout ce que t'a dit Hachem, fais-le." (Beréchit 31/3-16)

Ces versets sont pour le moins surprenants ; Ya'acov veut informer ses femmes de leur départ imminent et voici qu'il invoque des raisons personnelles et purement matérielles (votre père 100 fois a changé mon salaire) alors qu'il a reçu un ordre d'Hachem sans équivoque, et ce n'est qu'à la fin de son exposé qu'il mentionne, presque de façon anodine, l'ordre divin, et qui plus est, au nom de l'ange d'Hachem alors que le verset mentionne simplement "Hachem", Et ses femmes agissent de même, les voilà qui se plaignent elles aussi du comportement de leur père avant de concéder à écouter Hachem : "Et maintenant, tout ce que te dira Hachem..." .

Comment nos patriarches, à leur niveau exceptionnel et ayant reçu un ordre explicite, peuvent l'occulter au profit de conflits bassement terre-à-terre ?

A première vue l'on pourrait expliquer de la façon suivante : le verset précédent, le dévoilement d'Hachem à Ya'acov, nous relate la tension qui s'est installée chez Lavan : "Et il (Ya'acov) a entendu les fils de Lavan dire : Ya'acov s'est emparé de tout ce qui appartient à notre père et il en a fait toute sa richesse. Et Ya'acov vit la face de Lavan et il n'était plus comme auparavant. Et Hachem dit à Ya'acov retourne... (31/12) Ya'acov a donc peut-être ressenti l'ordre d'Hachem comme une réponse à son malaise : il n'y. a plus d'espoir avec Lavan, il faut partir, et c'est cette relation de cause à effet qu'il expose à ses femmes et elles lui répondent : nous aussi, nous ressentons cette tension à titre personnel, l'ordre d'Hachem nous concerne donc aussi directement.

Cependant, Rav Dessler nous ouvre de nouveaux horizons. Il n'y a pas de doute que Ya'acov, Ra'hel et Léa étaient animés uniquement par la volonté divine et rien n'aurait pu les en détourner. Cependant du fait qu'il y avait une réalité de considérations humaines suffisantes par elles-mêmes pour stimuler lcur départ, ils n'ont pas voulu apparaître insensibles à ces enjeux comme des êtres supérieurs qui ne réagiraient qu'à des impératifs spirituels.

Ils nous enseignent ainsi combien l'homme doit prendre garde à ne pas tomber dans le piège qui consisterait à justifier tout acte à consonance spirituelle comme la résultante de sa foi alors que ses actions sont peut­être encore sous l'emprise, un tant soit peu, d'intérêts purement humains.

Cette attitude sublime est définie par Rav Dessler par de la tséniout. Ce terme quelque peu surprenant mérite que l'on s'y attarde. En effet nous sommes habitués à traduire ce terme par "pudeur", son emploi se rapportant traditionnellement au comportement, à l'habillement ou au langage. On se serait donc attendu à une qualification telle que de l'honnêteté intellectuelle ou de l'humilité afin de ne pas se montrer à un niveau supérieur au sien. Rabbi Miller (dans son ouvrage Chiour Leyom Hachabat ) nous dit que les trois domaines du service divin, l'acte, la parole et la pensée [car elle (la Thora) est très proche de toi, dans ta bouche, dans ton coeur, pour l'accomplir -Dévarim 30/14)], se retrouvent tous aussi dans la tséniout ; nous avons donc une dimension nouvelle: la tséniout de l'esprit. C'est qu'il ne s'agit plus seulement d'éviter de se montrer aux yeux des autres, mais également d'une certaine réserve vis­à­vis de soi­même.

La yirat Chamaïm (la crainte d'Hachem), nous enseigne Rav Simh'a Zissel, est comparée à un ustensile très précieux que l'on n'utilise que dans les occasions exceptionnelles de peur qu'il ne se détériore et ne perde de sa valeur.

Ne pas mettre en avant, garder caché au fond de soi les pulsions de kédoucha, la sainteté, qui nous animent (c'est là le sens de la "pudeur" de l'esprit) permet de ne pas les vulgariser, de leur laisser leur authenticité et surtout de ne pas nous bercer d'illusions figeant toute dynamique de progression. C'était là la préoccupation de Ya'acov et de ses femmes : dissimuler autant que possible leur détermination sans faille à accomplir la parole divine pour ne pas qu'elle occulte, de façon fictive, les réalités humaines.

Dans le même esprit, le tsadik, l'homme juste, bien que s'efforçant de découvrir l'oeuvre d'Hachem et son implication dans les moindres détails de notre vie même les plus anodins et les plus "naturels", cherchera paradoxalement à dissimuler autant que possible la manifestation d'Hachem extra­naturelle dont il est personnellement l'objet afin de ne pas trébucher dans un orgueil déplacé. Nous retrouvons cette idée à propos de Moché Rabénou qui n'avait pas été autorisé à pénétrer en Erets Israël et qui a quand même eut la possibilité de monter sur la montagne de Névo pour observer le pays. En effet le Ramban explique que de par l'éloignement, la terre n'était pas visible de cette montagne sans l'intervention d'un miracle. S'il en est ainsi pourquoi dut­il escalader cette montagne ? Le miracle aurait très bien pu avoir lieu à l'endroit où il se trouvait. C'est qu'il fallait, même pour Moshé Rabénou l'homme le plus humble sur la terre, minimiser ce miracle à portée personnelle autant que faire se peut.

Le principe qui se dégage de cet enseignement est qu'il n'y a pas pour l'intériorisation profonde des perceptions spirituelles, de plus grand ennemi que leur extériorisation.

On pourrait d'après tout ceci, expliquer la différence entre les termes employés par la Thora et ceux de Ya'acov. En effet, le texte dit "Hachem dit à Ya'acov" mais celui­ci rapporte "l'ange d'Hachem m'a dit" dans sa démarche de dissimulation de son niveau spirituel cette attitude trouve tout son sens : être interpellé par un ange paraît bien anodin par rapport à l'intervention d'Hachem lui­même.
  


© Centre d'Etudes Juives Ohel Torah

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